Sunday, May 8, 2011

Monnè, outrages et défis de Ahmadou Kourouma

Je n’ai pas grand chose à dire cette semaine au niveau de ma routine boulot/dodo sauf que j’ai fini de lire le livre en titre – une satire de la colonisation de l’Afrique par les Blancs dont voici quelques extraits :


« …La semaine prochaine, un Blanc tiendra un comptoir à Soba. Chacun pourra y échanger son or et ses ivoires contre des billets de banque et des pièces de cuivre. C’est cela, l’argent du Blanc, qui aura cours dans toute la Négritie et remplacera vos cauris et pièces d’or. L’argent sera dur à acquérir pour un Noir; impossible pour un Nègre fainéant.»

« … Comme le besoin d’évoluer n’a jamais résidé dans la tête du Noir, il faut l’amener à vouloir la civilisation, à rechercher l’argent plus que le gibier, plus que l’amitié et sa fraternité, plus que les femmes et les enfants, plus que le pardon d’Allah. Et pour cela le Blanc a deux lois …. La première s’appelle l’impôt de capitation. Il sera demandé à chaque chef de clan de s’acquitter d’un impôt pour chaque membre du clan qui prend et lâche l’air. Cet impôt est l’impôt du prix de la vie … Soumaré démontra comment les chefs qui n’avaient pas d’argent parviendraient quand même à payer l’impôt du prix de la vie. Ils seraient enfermés dans des cases où on les enfumerait avec du piment et, si la toux ne parvenait pas à leur arracher l’argent, on mettrait des braises sous leurs pieds et dans leurs mains … Avec le piment et le feu ils vendront leur or … s’ils n’ont pas d’or, ils se sépareront de leur bétail; s’ils n’ont pas d’animaux, ils vendront leurs filles, leurs femmes, leurs cache-sexe. Tout le monde doit savoir qu’il est préférable de consommer de son totem plutôt que de refuser de payer l’impôt de capitation. Allah pardonne; le Toubab, jamais, au Nègre qui ne s’acquitte pas de son impôt. »

« … La deuxième loi du Blanc est la recherche du confort. Le Blanc « nazara » n’hésite pas à faire le bonheur de l’autre quand même celui-ci ne le désire pas. On ne circoncit pas sans mutiler et faire saigner. Les bienheureux seront les indigènes qui après le paiement de l’impôt de capitation auront de l’argent de reste pour se procurer du confort! Ils pourront se civiliser en achetant au comptoir : des miroirs, parapluies, aiguilles, mouchoirs de tête, plats émaillés et des chéchias rouges avec des pompons, plus belles que celles des tirailleurs … La France n’institue pas d’obligation pour les indigènes sans leur donner les moyens de les satisfaire. Pour gagner de l’argent, trois besognes sont offertes aux Nègres … La première besogne est le labour et la cueillette des produits de rente. Il sera demandé à chaque chef de clan, en même temps que l’impôt de capitation et avec les mêmes soins (c’est-à-dire avec le feu et le piment), de vendre au Blanc qui tient le comptoir des mesures de coton, d’arachide, de karité et de gomme. Celui qui n’a pas les quantités les aura quand même …. Les travaux forcés étaient la deuxième besogne qui permettait aux Noirs d’entrer dans la civilisation. Les réquisitionnés iraient travailler pendant six mois dans les mines, les exploitations forestières et agricoles des Blancs. Les travaux forcés n’étaient pas l’esclavage : les travailleurs seraient nourris, logés, vêtus et rémunérés. À leur départ, ils auraient un couvre-pieds; au retour, un pécule, c’est-à-dire de l’argent, qui leur permettrait de s’acquitter de l’impôt de capitation et d’acheter des miroirs et des aiguilles; autant de choses qui civilisent … la troisième besogne, la virile, la meilleure. Vous entrerez dans les tirailleurs … Les tirailleurs appartiennent aux bienheureux qui seront à l’ombre pendant tout le règne du Blanc. Vous serez les mieux nourris, les mieux logés, les mieux payés. Vous pourrez arracher aux autres indigènes leur nourriture, leurs bêtes et leurs femmes. Ce ne sera pas un péché : Allah pardonne les fautes commises par les hommes qui ont les armes et le pouvoir … »

« … Nous, les Noirs, nous avons été mal fabriqués : il faut nous chicotter au rythme des tam-tams pour nous faire travailler. C’est à se demander si Allah ne nous a pas créés après les autres races et par dérision. Ces dernières réflexions ne sont pas des dires du Blanc; elles sont mes propres exégèses…. »

« … - Merci, s’excusa Héraud, je ne veux ni de sang sûr, ni d’excisée : c’est Miriam que j’aime, désire et veux, et pas une autre.
- Mais une femme ne s’aime jamais avant, répondit le vieillard étonné. Une femme s’aime après un long usage, après qu’elle s’est montrée suffisante à notre service, après que ses calmes et humanismes ont valu plus que ceux des autres femmes, après qu’elle s’est révélée plus chaude que les autres. »

« … Ceux de Soba comme tous les Africains plus tard vivront l’ère des présidents fondateurs des partis uniques, dont certains décrèteront que tous les habitants du pays sont membres du parti et prélèveront comme la capitation des cotisations qu’ils feront encaisser sans attribuer ni carte ni acquit. Avec les fonds jamais comptabilisés ou contrôlés, au nom du combat sacré pour l’unité nationale, de la lutte contre l’impérialisme, le sous-développement et la famine, ils se construiront des villas de rapport, entretiendront de nombreuses maîtresses, planqueront de l’argent en Suisse et achèteront en Europe des châteaux où ils se réfugieront après les immanquables putschs qui les chasseront du pouvoir. Cette pratique, qui veut vivre en paix en Afrique, comme le boa sacré du village dormant dans le creux du baobab sacré, doit éviter de la dénoncer …. Le succès du progressisme fit les grandes manchettes des journaux d’Afrique et de Paris. Les éditorialistes constataient son avance et le recul du marxisme grâce au dynamisme du nouveau chef et à la foi des populations en Allah. L’Islam restait le meilleur antidote contre le communisme athée. »

« … Nous ne gagnâmes jamais chez nous; tous ceux qui moururent en mâles sexués furent oubliés. Ce furent les autres, ceux qui se résignèrent et épousèrent les mensonges, acceptèrent le mépris, toutes les sortes de monnew qui l’emportèrent, et c’est eux qui parlent, c’est eux qui existent et gouvernent avec le parti unique. On appelle cela la paix, la sagesse et la stabilité.
C’est là une des causes de notre pauvreté et de nos colères qui ne tiédissent pas. Le sous-développement, la corruption, l’impudence avec laquelle sont employés les mots authenticité, socialisme, lutte et développement, cet ensemble de mensonges et de ressentiments, qui révoltent, ont des causes profondes et nombreuses. Le jour qu’il nous sera permis de dire et d’écrire autre chose que les louanges du parti unique et de son président fondateur, nous les compteront et les conterons. »

« …La Négritie et la vie continuèrent après ce monde, ces hommes. Nous attendaient le long de notre dur chemin : les indépendances politiques, le parti unique, l’homme charismatique, le père de la nation, les pronunciamientos dérisoires, la révolution; puis les autres mythes : la lutte pour l’unité nationale, pour le développement, le socialisme, la paix, l’autosuffisance alimentaire et les indépendances économiques; et aussi le combat contre la sécheresse et la famine, la guerre à la corruption, au tribalisme, au népotisme, à la délinquance, à l’exploitation de l’homme par l’homme, salmigondis de slogans qui à force d’être galvaudés nous ont rendus sceptiques, pelés, demi-sourds, demi-aveugles, aphones, bref plus nègres que nous ne l’étions avant et avec eux. »

UN LIVRE À LIRE ISBN 978.2.02.034964.2 Éditions du Seuil 1990.

Bonne semaine à tous.

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